Le spectre des thérapies de santé mentale entre nouvel ordre et crise des paradigmes thérapeutiques

  

Journée d’étude

14 janvier 2021

Université de Lille

Site Pont-de-Bois, Villeneuve d’Ascq

 

Appel à communications

 

 

Depuis les années 1990, les évolutions des thérapies dédiées au traitement des maladies mentales, plus largement de la nébuleuse des troubles « psys », indiquent le dépassement de la partition, construite au sein de la psychiatrie moderne, entre médicaments et psychothérapies.

 Certes, la pertinence de la dichotomie entre l’action sur les symptômes, par les médicaments, et celle sur la « personnalité », par la psychothérapie, a déjà et de longue date été discutée, car, dans une certaine perspective, les deux peuvent être vus comme modifiant des « émotions » particulières (Ehrenberg, 1998). Toutefois, dans la psychiatrie ordinaire, médicaments et psychothérapies ont constitué les deux grands pans distincts du processus de soin psychique. Les deux traitements ont d’ailleurs souvent été pensés comme étant complémentaires et modulables, suivant la nature et la gravité des troubles, mais aussi, tout autant, selon les caractéristiques sociologiques des patients, évalués dans leurs aptitudes à accéder au sens de leur trouble et à mener ou non un travail « sur soi » (Le Moigne, 2003).

 Divers phénomènes ont, plus ou moins directement, participé aux transformations de cette donne: l’essor des politiques en faveur de la « santé mentale », sous l’égide notamment de l’OMS, qui promeuvent la diversification des interventions sur la base d’une lecture «bio-psycho-environnementales» des troubles psychiques ; la progression des neurosciences cognitives devant conduire, suivant ces mêmes politiques, à des avancées thérapeutiques majeures (Chamak et Moutaud, 2014) ; le développement d’un panel de thérapies dites fondées sur les preuves, donnant l’avantage aux thérapies « structurées » d’inspiration comportementale et cognitive, là où, dans un pays comme la France, la psychanalyse avait constitué la référence dominante des prises en charge psychothérapeutiques (Lézé, 2010 ; Champion, 2008 ; Champion et al., 2014); ou encore, la reformulation globale du rapport entre le normal et le pathologique, conduisant, d’une part, à la représentation d’un continuum d’états variant entre « bonne » et « mauvaise » santé mentale, et, d’autre part, à la conception du soin psychique en termes « capacitaires » (Genard, 2008 ; Eyraud, 2013; Marquis, 2015).

 Apparaissent également dans le champ de la « e-santé mentale » de nouvelles propositions s’appuyant sur les outils numériques (applications, objets connectés personnels et ambiants, chatbots, téléconsultation...) pour proposer des observations cliniques et des interventions ubiquitaires. S’y insèrent progressivement des dispositifs mixtes humains-machines, des fonctionnements en réseaux labiles, de nouveaux observables et interventions situées qui sont susceptibles de modifier fondamentalement l’organisation des soins et les catégories sur lesquelles se fondent diagnostics, thérapeutiques, techniques de bien-être et de développement personnel, et évaluations des effets de ces dispositifs (Briffault 2019).

 Partant de ces constats, des propositions sont attendues qui discutent des fondements, des traductions pratiques, des enjeux idéologiques et professionnels, de ce nouveau champ des « thérapies de santé mentale », et qui réinterrogent le bornage des interventions de soin et la distinction de leurs spécificités, sur le plan de la théorie clinique et des méthodes, mais aussi celui des conceptions philosophiques et anthropologiques qu’elles véhiculent.

 Le nouvel ordre des thérapies de santé mentale

 On portera une attention particulière aux logiques de classement et de hiérarchisation des « thérapies de santé mentale », à l’usage des critères servant à en différencier les indications et les effets : comment, d’un point de vue sociologique caractériser et classer les différents types d’intervention et de dispositifs que ce champ englobe ? Quels sont les paradigmes thérapeutiques qui dominent ce dernier et quels effets ont-ils sur les pratiques de soin ? On pense ici notamment à l’extension des interventions à visée de « réhabilitation psychosociale » ; sous quelles formes se déclinent-elles, comment les groupes professionnels s’en saisissent-ils, auprès de quels patients et pour quelles problèmes ? Comment ces thérapies qui se présentent comme des interventions ciblant des schèmes de pensées et des conduites « inadaptées » conduisent-elles à repenser le rapport entre travail psychologique, éducatif, et traitement pharmacologique ? Différents niveaux de raisonnements pourront être investigués, sur la base des valeurs et des intérêts qui les structurent :

 -          ceux sur lesquels reposent les recommandations de bonnes pratiques,

-          ceux des différents groupes professionnels qui délivrent ces thérapies, et les outils qui en permettent la diffusion,

-          ceux, enfin, des patients et/ou des associations de patients, dans la mesure où ils sont devenus des acteurs, plus ou moins forts ou dominés, des redéfinitions du soin en santé mentale.

 Si la psychiatrie publique constitue un domaine central de réflexion sur ces évolutions, il est clair que le paradigme de la santé mentale recouvre des phénomènes qui dépassent largement les frontières de cette institution. Des contributions sont donc aussi attendues où la question des traitements « psys » est posée et expérimentée par les acteurs au sein d’autres dispositifs thérapeutiques sachant que des passerelles existent entre l’offre de soin de la psychiatrie publique et celle qui se développe en libéral voire dans le champ entrepreneurial. On peut prendre comme exemple la circulation de techniques hybrides, qui mêlent l’ancien et le nouveau, la référence à une intériorité immatérielle autant qu’aux mécanismes du cerveau, telles que la méditation de pleine conscience (Garnoussi, 2011), l’hypnose ericksonienne ou encore la remédiation cognitive, les applications et dispositifs connectés qui cherchent à s’adresser au plus grand nombre et sont aujourd’hui mondialisés. Leur succès, en effet, semble en partie tenir à leur relativisme théorique et à la valorisation, courante dans le discours de jeunes générations de soignants comme dans celui de patients, du décloisonnement des « écoles » et de l’efficacité opérationnelle à court terme et dans « la vraie vie ».

 Crise des paradigmes thérapeutiques et nouvel éclectisme des pratiques

 Les incitations politiques à « scientifiser » la psychothérapie suivant les critères de la médecine fondée sur les preuves ont grandement contribué à faire reculer la légitimité sociale des psychothérapies d’inspiration psychanalytique et psychodynamiques, ainsi qu’à augmenter simultanément celle des thérapies cognitivo-comportementales (Forner-Ordioni 2019). Or, ces dernières recouvrent des formats et des médiums extrêmement diversifiés, qui favorisent leur dissémination parmi les pratiques de soin. Dans ce contexte, ne serait-ce qu’en raison du sens de plus en plus diffus de la notion de thérapie « psychologique », il paraît difficile de dégager un paradigme thérapeutique relativement unifié qui se serait substitué à celui de l’ancienne psychiatrie et de ses « emblèmes » (Dodier, Rabeharisoa, 2006) ; comme le souligne L. Velpry, le dispositif de prise en charge en psychiatrie est « diffracté » en termes de « lieux de soin » mais aussi d’ « outils thérapeutiques » (Velpry, 2016). Ainsi, le nouveau spectre des thérapies de santé mentale indiquerait plutôt la prédominance d’un pluralisme qu’accompagne l’éclectisation des références professionnelles et des pratiques de soin (Van Effenterre et al., 2012) ; à cet égard, il serait intéressant d’interroger dans quelle mesure la valorisation par les professionnels d’un certain éclectisme de l’offre thérapeutique peut répondre aux politiques managériales qui favorisent la division et la spécialisation des soins (Mougeot, 2017).

 Dans cette perspective il s’agira d’interroger les nouveaux arrangements des pratiques thérapeutiques des professionnels du champ psy (psychiatres, psychologues mais aussi infirmiers, en première ligne des prises en charge psychologiques dans la psychiatrie publique), en les rapportant aux caractéristiques des contextes sociaux et institutionnels, des groupes professionnels et des patients pris en charge.

 Si, comme le disait Robert Castel, à l’époque de l’hégémonie de la psychanalyse dans la psychiatrie, tout le monde s’y référait sans jamais vraiment pouvoir la pratiquer et, qu’en ce sens, la psychanalyse avait changé « les rationalisations des pratiques plutôt que les pratiques elles-mêmes » (Castel, 1975), qu’en est-il aujourd’hui des écarts entre les cadres théoriques influents et ce que les professionnels font réellement « sur » et/ou « avec » les patients ? Ici, la question des écarts générationnels, en lien avec les évolutions des identités de métier, pourra faire l’objet d’une attention particulière. 

 Parallèlement, des analyses sont attendues qui portent sur le brouillage des lignes idéologiques qui différencient les grandes lectures de la vie psychique. Il semble en effet que l’esprit pragmatique et utilitariste repousse au second plan la réflexion sur la vision politique et sociale globale que les différentes approches thérapeutiques engagent. Plusieurs pistes de réflexion peuvent être suggérées :

 -          celle qui concerne les conséquences sur les pratiques de soin au sens large de la tendance au relativisme théorique : à quels arrangements conduit-il au sein des pratiques professionnelles, mais aussi à quels désordres et incertitudes qui seraient liés à la déstabilisation des grands paradigmes thérapeutiques ?

 -          Celle qui touche au déploiement de nouveaux registres de justification de l’éclectisme thérapeutique, notamment au regard des caractéristiques de la demande de soin.

 -          Une autre piste, complémentaire, a trait aux redéfinitions des objectifs des traitements psys et aux controverses qu’ils suscitent. Au sein des mondes professionnels, il ressort des conceptions bien différentes de ce que le soin « psy » veut dire, qui ne se résument pas au débat actuel sur la pertinence des termes de « guérison » ou de « rétablissement », mais qui (re)-posent, à nouveaux frais, les objectifs, plus ou moins explicites, assumés ou contestés, d’adaptation des individus aux contraintes d’inclusion et d’utilité sociales, incluant la possibilité bientôt avérée de recourir à des orthèses psychiques pour compenser les « handicaps » engendrés par les « troubles psychiques » (Otero, 2003).

 Références

 Briffault X. (2019), Psychiatrie 3.0: être soi et ses connexions, John Libbey, Paris.

Castel R. (1975), «Genèse et ambiguïtés de la notion de secteur en psychiatrie», Sociologie du travail, 17 (1), janvier-mars, pp. 57-77.

Chamak B. et Moutaud B. (2014), Neurosciences et société, enjeux des savoirs et pratiques sur le cerveau, Arrmand Colin, Paris.

Champion F. (2008) (dir), Psychothérapie et société, Paris, Armand Colin.

Champion F., Garnoussi N., Hutschemaekers G. et Pilgrim D. (2014), « Logiques des transformations du champ psychothérapeutique en Angleterre, France et Pays-Bas : spécificité nationales et tendances communes », SociologieS [Online].

Dodier N., Rabeharisoa V. (2006), « Les transformations croisées du monde « psy » et des discours du social », Politix, 73 (1), pp. 9-22.

Ehrenberg A. (1998), La Fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob.

Eyraud B. (2013), Protéger et rendre capable. La considération civile et sociale des personnes très vulnérables, ERES.

Forner-Ordioni E. (2019), “Whatever works”. Sociologie des thérapies cognitives et comportementales, thèse de doctorat en sociologie sous la direction de N. Dodier et A. Bidet, EHESS, Paris.

Garnoussi N. (2011), « Le Mindfulness ou la méditation pour la guérison et la croissance personnelle : des bricolages psychospirituels dans la médecine mentale », Sociologie, vol. 2, no. 3, 2011, p. 259-275.

Le Moigne P. (2003), « La prescription des médicaments psychotropes : une médecine de l'inaptitude ? », Déviance et Société, 27 (3), 2003, pp. 285-296.

Lézé S. (2010), L’Autorité des psychanalystes, Paris, PUF.

Otero M., Les règles de l’individualité contemporaine. Santé mentale et société, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003.

Marquis N. (2015), « III. Le handicap, révélateur des tensions de l’autonomie», Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 74 (1), pp. 109-130.

Mougeot F. (2017), « Le travail des soignants de la psychiatrie française à l’épreuve du New Public Management », Empan, 107 (3), pp. 65-70.

Van Effenterre A., Azoulay M., Briffault X. & Champion F. (2012), « Psychiatres... et psychothérapeutes? Conceptions et pratiques des internes en psychiatrie », L'information psychiatrique, 88(4), pp. 305-313.

Velpry L. (2016), « Moderniser » l'enfermement en psychiatrie ? Le cas des unités pour malades difficiles », Sociétés contemporaines, 103 (3), pp. 65-90.

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Comité scientifique et d’organisation : Xavier Briffault (CNRS-Cermes3), Françoise Champion (chargée de recherche honoraire, CNRS), Elsa Forner-Ordioni (CeRIES-CEMS), Nadia Garnoussi (Université de Lille, CeRIES) et Laurent Plancke (F2RSM)

Calendrier : les propositions de contribution, d’une longueur d’une page environ sont attendues pour le 20 novembre 2020. Les auteurs préciseront leur nom et rattachement institutionnel.

Adresse d’envoi des propositions: les propositions sont à déposer sur le site de la conférence https://therapsy.sciencesconf.org ou à envoyer à elsa.forner-ordioni@ehess.fr

Inscriptions: https://therapsy.sciencesconf.org

Contact: elsa.forner-ordioni@ehess.fr

Réponse aux auteurs : 30 novembre 2020

 

 

 

 

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